Dans la mégapole puis au bord de la mer, le film de Payal Kapadia tisse le récit de parcours très personnels dans un ample mouvement d’ensemble.
Jean-Michel Frodon
– Édité par
Thomas Messias
–
1er octobre 2024 à 11h33
Temps de lecture: 2 minutes C’est comme un flux, un courant puissant qui porterait
ensemble hommes et choses, lieux et bruits. C’est, filmée avec une sensibilité
à fleur d’images, la grande ville où vont se distinguer des figures plus
précises, et même très singulières, sans jamais perdre le sentiment de cette
totalité en tensions, en mouvements multiples. La ville, c’est Bombay, mégapole indienne où
interfèrent modernisation de pointe et misère archaïque, glamour Bollywood et migrants
venus en masse d’autres parties du pays. Les figures, ce sont trois femmes: Prabha, Anu et Parvaty. Prabha et Anu sont infirmières dans un hôpital, et
colocataires. Elles viennent de la même région, le Kerala, à l’extrême sud de
l’Inde. Malgré ces points communs, elles ne se ressemblent pas, la première
plus mûre, mariée, professionnelle confirmée, la seconde plus jeune, plus
rebelle et impulsive, hindoue prise dans une histoire d’amour compliquée avec
un garçon musulman. Parvaty, dont la présence émerge plus lentement, est cuisinière dans le même hôpital. Plus précaire, elle est sous la menace d’une expulsion de son logement par des requins de l’immobilier.
Autour d’elles se déploient selon des rythmes et des intensités variables, telle une composition musicale, les récits qui tissent la première partie du
film, la plus importante par sa durée. Payal
Kapadia conte leur histoire et leurs histoires. Au fil de situations
quotidiennes immergées dans le courant urbain et les vibrations émotionnelles
de chacune, c’est merveilleux d’avoir le sentiment de faire
connaissance avec elles, séparément ou ensemble, d’en capter des traits
particuliers, de s’approcher même brièvement, et forcément de façon très
partielle, d’êtres humains au singulier. Et pourtant c’est
aussi, du même élan, l’histoire des voix multiples qui peuplent la bande son, des
trains qui amènent et remmènent les migrants, des visages innombrables où se
dessinent un peu mieux, un moment, des individus –le médecin attiré par
Prabah, l’amoureux d’Anu. Prabha et Anu (Divya Prabha) devant le mystérieux cadeau venu du lointain exil du mari absent. | Condor Distribution C’est, aussi, l’histoire de la pluie, la mousson qui change
la vision des choses et arrête la ville, l’histoire d’une métropole moderniste
qui se reconfigure en gigantesque procession politico-religieuse le temps d’une
fête rituelle. L’histoire d’un passé de luttes ouvrières écrasées et, surtout,
de femmes aux vies verrouillées par les traditions, les familles, les conditions de travail, les blocages
intimes. C’est une chronique et un conte, une invention romanesque
tissée d’observations fines, de tendresse et de colère. Consacré au Festival de
Cannes d’un judicieux Grand
Prix, All We Imagine as Light continue de composer avec
toutes les ressources du cinéma, du plus réaliste au plus imaginatif, comme le
faisait déjà le si beau premier film de la jeune réalisatrice, Toute
une nuit sans savoir. Encouragée par Prabha, Parvaty (Chhaya Kadam) ose un geste de révolte. | Capture d’écran Screen International via YouTube Comme un fleuve ferait un coude soudain, la dernière partie
du film change de lieu, de tonalité et d’esprit. Au bord de l’océan dans un village 300
kilomètres plus au sud, les trois femmes expérimentent d’autres manières d’exister dans le
monde. Des ampoules de couleur dans la nuit, une musique et une
danse inventent la possibilité d’être là autrement. C’est magique et très concret, les lumières, les sons,
une caméra qui bouge autrement construisent ces «états», différents
pour chacune. Avant qu’un événement vienne emmener plus loin encore, du côté
d’un imaginaire fantasmatique droit sorti du flacon de quotidiens soumis à tant
de pressions, à tant d’oppression. Après le film, il sera temps de repenser à tout ce qui a été
évoqué, décrit, suggéré. Durant la projection, All We Imagine as Light
est surtout une invite à s’immerger dans ce mouvement sensoriel, saturé de
réalités, d’émotions, de détails qui font le tissu même de l’existence. Jean-Michel Frodon Voir tous ses articles Suivez-nous
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